La cuisine vietnamienne est le voyage à travers son histoire mouvementée. La richesse de la culture culinaire du pays est fruit de plusieurs facteurs : géographie, climat, brassage culturel entre les peuples et contexte politique. Pour comprendre ce kaléidoscope de saveurs, intéressons-nous à l’évolution territoriale du Vietnam à travers des siècles.
SOMMAIRE CLIQUABLE
- Delta du Fleuve Rouge : berceau de la cuisine vietnamienne
- Expansion territoriale vers le Centre et influence cham
- Guerre civile et l’origine de la cuisine de Hoi An (XVIIe-XVIIIe siècle)
- Annexion du Delta du Mékong au XVIIIe siècle
- Unification et ascension de la dynastie Nguyen (1802-1945)
- Contribution de la colonisation française à la cuisine vietnamienne (1886 – 1954)
- Austérité de la cuisine vietnamienne pendant les guerres (1945 – 1988)
- Renouveau de la cuisine vietnamienne (1994 – ?)
Delta du Fleuve Rouge : berceau de la cuisine vietnamienne
C’est dans le Nord Vietnam actuel qu’est né le premier État proprement vietnamien après mille ans de domination chinoise. C’est justement sous le joug de l’Empire chinois que les Vietnamiens ont appris plein de choses : on a importé la religion bouddhiste, copié le modèle de gouvernance basé sur les concours mandarinaux, les idéogrammes, et enfin l’usage des baguettes!
Dans la cuisine vietnamienne, les baguettes sont les preuves les plus visibles de l’influence chinoise. Cependant, au Moyen Âge, l’usage des baguettes n’était pas aussi omniprésent comme aujourd’hui. A l’époque, seules la famille royale et l’aristocratie avaient le droit de les utiliser. Au fil du temps, l’usage se démocratise. Aujourd’hui, la maîtrise des baguettes fait partie intégrale de l’éducation familiale.

À partir de trois ans, les enfants commencent à s’initier à l’art des baguettes. Les Vietnamiens jugent le niveau d’éducation d’un enfant en fonction de sa manière de tenir les baguettes. Chez nous, on ne rigole pas avec l’éducation! Alors, si vous avez une occasion de voyager au Vietnam, essayez d’apprendre à tenir les baguettes correctement.
La culture villageoise qui codifie les us et coutumes autour de la table
Pour déterminer les paramètres qui forment la cuisine du peuple, il faut chercher dans la structure sociale : le système villageois. C’est grâce aux Chinois que les Vietnamiens ont découvert les techniques rizicoles : on met en place un système d’irrigation, des digues, des rizières, etc. Les rois vietnamiens ont choisi le Delta du Fleuve Rouge pour fonder leurs premières cités. Pour bien administrer les denrées alimentaires et les impôts, les Vietnamiens ont inventé leur propre système social basé sur la fédération des villages fortifiés.

C’est cette structure communautaire qui forge un bon nombre de traditions qui sont encore en vigueur aujourd’hui. Je vous donne quelques exemples concrets. D’abord, le quotidien des paysans vietnamiens est régulé par un ensemble de croyances et de cultes. On a le culte des morts (ou le culte des ancêtres) qui est le plus connu. Parmi les rituels les plus courants, les gens ont l’habitude de planter les bâtonnets d’encens dans une urne, de servir du riz en une seule fois pour commémorer la mort, et de faire venir une bande de musiciens lors des funérailles. Pour éviter de faire référence à la mort, lors d’un repas en famille, les Vietnamiens ne plantent jamais leurs baguettes sur le bol, servent du riz plus d’une fois et ne font jamais de bruit avec les baguettes. Vous voyez le lien entre l’origine historique du village et la tradition culinaire?
C’est aussi la culture villageoise qui explique pourquoi la cuisine vietnamienne est différente de tous les autres pays en Asie du Sud-Est. Ni la Thailande, ni la Malaisie, ni la Birmanie ne possède une telle structure sociale, ancrée dans le confucianisme. Le sens communautaire et la sociabilité constituent l’ADN de la street food du Vietnam. Cette dimension sociale est en opposition par rapport à la gastronomie occidentale. C’est à cause de l’incompatibilité culturelle que le Guide Michelin n’accorde jamais ses labels à une échoppe vietnamienne
Le rôle de l’éducation morale
Sous la monarchie vietnamienne, les villages avaient un niveau d’autonomie assez élevé. Pour les contrôler, les rois vietnamiens ont copié le modèle chinois, en mettant en place le confucianisme et le bouddhisme. C’est plutôt le confucianisme qui nous intéresse, car son système de morale assure une société bien coordonnée et le peuple, imprégné des idéaux confucianistes, sera loyal aux rois. La hiérarchie confucianiste est infusée dans chaque cellule familiale. Elle se traduit aussi dans la culture culinaire. Concrètement, lors d’un repas en famille, le plus jeune est censé distribuer les baguettes aux membres de la famille, signe de respect. Ensuite, il doit s’adresser personnellement à chaque membre en répétant « bon appétit ». Cette tradition perdure encore aujourd’hui et c’est l’éducation de base chez tous les enfants vietnamiens.

La culture villageoise au Nord Vietnam s’est forgée comme une nécessité pour se défendre contre les envahisseurs chinois. Du fait des guerres incessantes, les Vietnamiens n’ont jamais réussi à bâtir des monuments imposants comme les châteaux forts en Europe. Hanoi, la capitale millénaire du pays, n’a jamais atteint une taille comparable à Paris. La ville, elle-même, s’est constituée sur un réseau de villages dont l’âme se sent encore aujourd’hui. On dit souvent qu’Hanoi est une ville villageoise et la plupart de ses spécialités culinaires ont des origines rurales. Vous remarquerez cette caractéristique à travers sa cuisine de rue bien vivace. L’origine campagnarde explique pourquoi la cuisine du Nord Vietnam est simple, mais raffinée.
La riziculture inondée à la base du repas quotidien
Depuis le Moyen Âge, la riziculture inondée est la source principale de l’économie vietnamienne. Dans le Nord du pays, les paysans font appel à une technique d’alter-saison pour enrichir la terre. Après chaque récolte de riz, ils labourent les champs et cultivent des légumes pour diversifier leur repas quotidien. Puisqu’il y a quatre saisons distinctes, les légumes sont abondants et variés. C’est pourquoi la verdure est omniprésente dans la cuisine du Nord Vietnam. Le besoin de légumes est vital dans nos assiettes. La consommation est tellement forte qu’il faut développer un système de ravitaillement périphérique pour nourrir la population citadine. C’est dans ce contexte qu’est née l’agriculture urbaine à Hanoi.

Les citadins hanoïens n’hésitent pas à investir soit dans les potagers en banlieue soit sur leurs propres terrasses pour avoir un peu de légumes supplémentaires, en plus de ce qu’on achète dans les marchés de proximité. Comment peut-on découvrir ce mode de vie? C’est clair que ce n’est pas dans le Vieux Quartier d’Hanoi que vous allez voir ça. Il faut aller vers les espaces plus étendus. Je vous recommande de faire une vadrouille sur l’îlot du Fleuve Rouge, à deux pas du Pont Long Bien.
Expansion territoriale vers le Centre et influence cham
À partir du XIe siècle, même si les Vietnamiens ont réussi à mettre en place un État centralisé, préserver une indépendance durable était un grand défi pour la monarchie. Sous l’appellation Royaume Dai Viet, le Vietnam était coincé entre deux puissances de l’époque : la Chine au Nord et le Royaume Champa au Sud, sans parler de l’Empire angkorien à son apogée avec Angkor Wat. La carte ci-dessous montre à tel point, le royaume vietnamien est vulnérable au XIe siècle.
La menace provenant de la Chine est constante. Pour se protéger, il faut sécuriser l’arrière-pays. Dans cette logique, les rois vietnamiens appliquent habilement la diplomatie avec le Royaume Champa au Sud. Pour éviter toute attaque militaire de ce voisin, on propose des mariages politiques afin de renforcer l’amitié entre deux royaumes. Au XIIIe siècle, les Vietnamiens profitent d’une longue période d’instabilité des voisins chinois pour conquérir tranquillement son allié Champa. Ainsi, les Chams perdent progressivement leur territoire et doivent se replier graduellement vers le Sud. L’expansion du Vietnam au détriment du royaume Champa se poursuit jusqu’au XVIIe siècle. C’est la disparition officielle de cette civilisation sur la carte de l’Asie du Sud-est.
Influence de la culture cham dans la cuisine vietnamienne
C’est à travers presque 8 siècles (entre Xème et XVIIème) que le royaume vietnamien est en contact avec la civilisation cham qui est profondément indianisée et résolument tournée vers la mer. En effet, c’est un peuple qui débarque la côte par bateau et on adopte une culture culinaire très axée sur l’océan. Ce sont les Cham qui ont introduit la sauce de poisson (nước mắm) et ce mets est omniprésent dans la cuisine vietnamienne aujourd’hui.
Dans l’agriculture, les Chams pratiquent essentiellement la pêche et l’élevage des fruits de mer. Les Vietnamiens récupèrent cette tradition cham et c’est pourquoi les Vietnamiens du Centre mangent beaucoup plus de fruits de mer que les compatriotes des autres régions (Nord ou Sud). Vous remarquerez que dans la cuisine de la ville de Hue ou Hoi An, les crevettes et les poissons sont très utilisés.
Impacts des conditions climatiques
Une autre raison explique pourquoi les fruits de mer jouent le rôle plus prononcé dans le Centre. La bande côtière du Centre Vietnam n’est pas une terre favorable à l’élevage ni à la riziculture. Déjà la zone subit une forte influence du climat tropical avec seulement deux saisons (la pluie ou la sécheresse) contrairement à quatre saisons dans le Nord. Au cours du XVII-XVIIIème siècle, dans une politique de peupler la région, les Vietnamiens du Nord se ruent massivement vers le Centre. Ils ont du mal à appliquer la même technique rizicole du Nord, car la terre du Centre est trop marécageuse. Ils ne sont pas non plus habitués aux cycles de typhons qui attaquent facilement toute la zone côtière. Du coup, l’élevage porcin est trop risqué. Alors, il vaut mieux faire comme les Chams, on va manger des fruits de mer!
Guerre civile et l’origine de la cuisine de Hoi An (XVIIe-XVIIIe siècle)
Pendant que les Chams se replient progressivement vers le Sud, une guerre civile s’éclate entre les clans politiques au sein de la monarchie : les Trinh au Nord et les Nguyen au Centre. Cette guerre entre XVIIe et XVIIIe siècle marque l’apogée du port maritime de Hoi An, anciennement Faifo. Pour financer la guerre, il faut faire du commerce. Voilà pourquoi les seigneurs Nguyen du Centre favorisent l’échange commercial avec les Portugais et Hollandais.

Hoi An est un maillon stratégique sur la route liant l’Inde et la Chine. Les bateaux européens y débarquent pour vendre leurs épices indiennes et canons contre la soie, le velours, le poivre, le bois d’ébène, etc. Pour la première fois, les Vietnamiens découvrent les épices exotiques telles que le safran et la cannelle. Ça sent tellement bon qu’ils essaient de les intégrer dans leur cuisine. Voilà les prémices de la cuisine de rue de Hoi An avec les ingrédients indianisés.
Cette période marque également l’apparition des communautés chinoises et japonaises. Sous la dynastie Ming en Chine, le commerce extérieur est bloqué. Les Japonais et Chinois n’ont pas le droit de faire des transactions sur le sol de l’Empire du Milieu. Pour contourner le problème, tous les deux choisissent une terre neutre comme Hoi An. Les rois vietnamiens les autorisent à s’établir durablement dans leur royaume, car le commerce leur rapporte de la richesse. À travers 4 siècles d’existence, les Chinois apportent leurs propres saveurs dans la culture culinaire de Hoi An. C’est pourquoi un bon nombre de plats typiques de la ville ont une touche très sinisée.
Annexion du Delta du Mékong au XVIIIe siècle
À partir du XVe siècle, l’empire angkorien (ancêtre du Cambodge) amorce déjà une décadence continue en faveur des voisins thaïlandais et vietnamiens. Son territoire se rétrécit et le Delta du Mékong, jadis appartenant à l’empire angkorien, tombe dans la main des Vietnamiens au cours du XVIIIesiècle.
Il est intéressant de savoir la manière dont le Vietnam s’approprie le fertile fleuve du Mékong. Le XVIIIe est encore la guerre civile entre les seigneurs Trinh au Nord et Nguyen au Centre. Dans la même période, les vagues migratoires continuent à augmenter au départ de la Chine à cause des troubles politiques intérieurs. De nombreux Chinois débarquent au Vietnam en demandant un refuge auprès des seigneurs Nguyen au Centre. Leur arrivée est très bienvenue au Vietnam pour une raison très simple : les seigneurs Nguyen veulent conquérir le grenier à riz dans le Delta du Mékong, mais ils manquent de ressources humaines.
Delta du Mékong : apport des immigrants dans la cuisine vietnamienne
La plupart des soldats sont déjà engagés dans la guerre civile contre les seigneurs Trinh du Nord. Donc on se sert des Chinois pour défricher les terres fertiles au Sud, à moindre coût. Ainsi, le Delta du Mékong devient le creuset des peuples, ce qui explique son caractère très cosmopolite aujourd’hui. Du fait de son appartenance à l’empire angkorien, l’empreinte khmère est très vivace dans la culture du Vietnam du Sud. On le sent notamment dans la culinaire synchronisé avec une touche khmère et une touche chinoise et le tout est vietnamisé.
La noix de coco est très présente dans de nombreux plats tels que Bánh Xèo (crêpe aux crevettes). La communauté chinoise est concentrée dans le quartier Cho Lon à Saigon. Son héritage culinaire se reflète dans les plats comme Hủ Tíu (nouilles). Si on doit évaluer le syncrétisme dans la culture culinaire du Sud Vietnam, 20% viennent du croisement des peuples et 80% viennent de l’adaptation au climat et à la géographie propre au Delta du Mékong.
Dans l’imagination des Vietnamiens de l’époque, le Delta du Mékong représente une terre inconnue et lointaine. C’est une terre fertile parsemée d’arroyos, de marécages et de canaux où les groupes ethniques cohabitent en harmonie et sur le même pied d’égalité. C’est en quelque sorte le Far West indochinois qui favorise la créativité, la prise de risque et l’esprit d’entrepreneur. D’ailleurs, même dans la langue vietnamienne contemporaine, le Delta du Mékong est surnommé miền Tây, ce qui veut dire « Far West ».
Ainsi, dans la cuisine vietnamienne du Sud, les habitants n’hésitent pas à inventer de toute pièce de nouveaux plats qui n’ont plus rien à voir avec les plats du Nord et du Centre. Ils sont aussi plus disposés à réinventer des plats traditionnels, par rapport aux compatriotes du reste du pays. Ce n’est pas par hasard que les meilleurs chefs cuisiniers du pays viennent souvent du Sud, y compris les chefs au sein de la diaspora vietnamienne à l’étranger. La créativité est une qualité innée chez ces gens du Delta.
Rôle du climat tropical dans la cuisine vietnamienne du Sud
Les conditions climatiques du Delta du Mékong encouragent la culture fruitière. La majorité des fruits destinés à l’exportation viennent du Sud Vietnam : ramboutan, mangue, coco, durian, pomme de lait, pamplemousse, goyave, etc. Les marchés flottants comme celui de Cai Rang ou Cai Be sont les véritables vitrines qui mettent en avant cette richesse. Avec une telle abondance, les Vietnamiens du Sud s’offrent le luxe de fabriquer des plats composés de fruits. On ajoute volontiers un morceau de mangue ou de papaye dans la salade, ce qui n’est pas forcément le cas dans la cuisine vietnamienne du Nord. La tradition des salades de fruits mixés est née dans le Sud avant de se répandre vers le Nord au début des années 1990.

Le climat du sud-est caractérisé par deux saisons distinctes : la saison des pluies et la saison sèche. Il fait chaud toute l’année et c’est un facteur déterminant qui façonne la cuisine vietnamienne du Sud. Pour faire face à la chaleur accablante, les habitants sont plus enclins à consommer des plats sous forme liquide qui donne une sensation de fraîcheur. Lẩu (fondue) ou Hủ Tíu (nouilles) illustrent parfaitement ce propos, car tous les deux plats sont sous forme de bouillon. Même si c’est une influence importée par les Chinois, les deux plats sont adoptés facilement par la population locale parce que c’est bien adapté au climat.

La chaleur du Sud explique aussi pourquoi on ajoute beaucoup de glaçons dans les boissons, y compris le café. Cela fait partie du langage quotidien. Lors d’un voyage au Vietnam, vous remarquerez le fameux café glacé au lait condensé. Pour faire une commande, le client vietnamien dit simplement nâu đá, « noisette glacée », ou đen đá « noir glacé ». Même chose pour la consommation du thé, les Vietnamiens du Sud boivent systématiquement du thé glacé. Ils ont une approche plus pragmatique qui vise à satisfaire la soif, alors que les Vietnamiens du Nord et du Centre s’attendent à un niveau plus sophistiqué. Donc si vous cherchez à découvrir la tradition du thé, il vaut mieux aller vers le Nord ou le Centre
Unification et ascension de la dynastie Nguyen (1802-1945)
Au XIXe siècle, les seigneurs Nguyen ont réussi à unifier le Vietnam dont le territoire atteint la taille actuelle. La carte de la cuisine vietnamienne ressemble plus ou moins à ce qu’on a aujourd’hui avec trois régions distinctes : Nord, Centre, Sud. Les Nguyen ont apporté une touche complémentaire au tableau gastronomique, celle de la cuisine impériale.
Pour la première fois dans l’histoire du pays, on a une véritable capitale culinaire qui représente la quintessence de toutes les régions. La cour royale s’installe à Hue où les délégations provinciales doivent payer des tributs annuels, dont les spécialités culinaires. Ainsi, dans chacun des plats de la cuisine impériale, on retrouve les ingrédients de partout au Vietnam.
Apogée du faste impérial
La cuisine impériale utilise les mêmes ingrédients que la cuisine populaire. La seule différence se trouve dans la technique et la présentation visuelle. Parmi toutes les formes de cuisine qui existent au Vietnam, c’est peut-être la seule qui mérite le niveau gastronomique. C’est un système codifié que seuls les chefs cuisiniers du roi maîtrisent.
L’inventaire des plats s’enrichit au fur et à mesure que la cour royale tisse des liens diplomatiques avec le monde extérieur, notamment avec la Chine. En effet, après chaque convoi en Chine, les délégués vietnamiens reviennent avec quelques plats nouveaux. Si le roi trouve le bonheur dans ce qu’il goûte, les recettes seront enregistrées dans les archives royales. Aujourd’hui, la cuisine impériale compte 500 plats.
Disparition d’un courant culinaire aristocratique
Depuis l’abolition de la monarchie en 1945, la cuisine impériale commence officiellement son déclin. Comme toute révolution communiste, tout rapport avec la monarchie est très mal vu et devrait être détruit. La cuisine impériale faisait l’objet de haine, car c’est le symbole d’un mode de vie ostentatoire alors que la population vivait dans la misère.
Plusieurs chefs cuisiniers du roi sont morts sans rien léguer au niveau de la cuisine. Ainsi, la cuisine impériale s’endormait pendant des décennies. Grâce au développement touristique, il y a un certain renouveau de la cuisine impériale. Néanmoins, les vrais héritiers des chefs du roi sont rares. À l’heure du tourisme de masse, la cuisine impériale est proposée dans plusieurs endroits, surtout dans les restaurants et hôtels haut de gamme.

On se doute que les héritiers ne puissent pas travailler dans tous les établissements. Il est évident que les plats proposés ne sont pas authentiques et s’inscrivent dans une approche purement commerciale. Selon les historiens spécialisés dans la cuisine impériale, 90% des plats soi-disant « de la cour » sont falsifiés. C’est malheureux, mais c’est la triste vérité : la cuisine impériale n’est plus représentative de la culture culinaire de Hue à l’heure actuelle. Malgré les efforts de marketing honorables, c’est difficile de dire que manger « impérial » constitue une expérience authentique quand on visite Hue. Ce n’est pas un héritage culturel en vigueur étant donné que la monarchie a disparu il y a longtemps.
Héritage de l’esprit royal chez les habitants de Hue
Si on s’intéresse à la cuisine vietnamienne à Hue, il faut chercher à comprendre l’influence de la cour royale dans le mode de vie de ses habitants. Pendant presque 150 ans de règne, les rois Nguyen se sont inspirés profondément du modèle chinois pour administrer leur pays. L’éducation confucianiste était largement favorisée. C’est un système de normes comportementales ultra codifiées qui vise à établir et maintenir l’ordre hiérarchique de la société. La culture culinaire de Hue s’inscrit dans cette multitude de règles.
Encore une fois, comme déjà souligné, la cuisine ne se limite pas aux recettes. C’est aussi un système de moeurs autour de la table. La tradition confucianiste nous dicte la manière de dresser la table, de manger, de servir les plats et d’interagir avec les gens pendant le repas. Conçu exclusivement pour l’élite lettrée au départ, l’esprit confucianiste se démocratise peu à peu s’infuse dans la veine de chaque habitant de Hue.
Il faut savoir que la moitié des habitants de Hue, aujourd’hui, sont les descendants directs ou indirects des nobles, des bourgeois, des mandarins, et de la famille royale autrefois. Ils sont très fiers de leurs ancêtres et défendent ardemment la tradition dont la cuisine vietnamienne fait partie. C’est toute une richesse intangible qui s’offre à ceux qui cherchent à comprendre l’âme orgueilleuse de l’ancienne cité impériale. Une balade culinaire vous permettra de comprendre l’essentiel du mode de vie contemporain de Hue. Mieux encore, vous pouvez partager un repas avec une famille de Hue. Les occasions ne manquent pas, il suffit d’avoir une bonne volonté.
Contribution de la colonisation française à la cuisine vietnamienne (1886 – 1954)
Malgré une domination beaucoup plus courte que celle chinoise, les Français ont laissé des empreintes profondes dans la cuisine vietnamienne. Même si le colonialisme fut boycotté par le régime communiste, les dirigeants ont compris l’importance de maintenir le syncrétisme harmonieux entre l’influence étrangère et l’identité nationale. Pour se détacher de l’emprise chinoise, les chefs d’État vietnamiens ont toujours cherché à incorporer des éléments issus d’autres cultures dans la leur.
Ainsi, la France a joué le rôle déterminant dans le façonnement du Vietnam moderne à plusieurs niveaux : constitutionnel, éducatif, médical, juridique, linguistique, architectural et culinaire. L’influence française dans la cuisine vietnamienne est fruit du processus « du haut en bas ». C’est un processus qui commence par l’élite puis se démocratise et s’infuse dans l’ensemble de la population. Contrairement à l’implantation administrative qui s’est faite par la force, l’apport culinaire de la France s’intègre avec bienveillance.
À partir des années 1910, la France s’est intéressée véritablement au Vietnam en tant qu’économie stratégique en Asie. Le gouvernement colonial a mis en place un système industriel un peu partout. C’est dans cette période que les Français ont introduit les plantations de café, de caoutchouc, de vin, des mines de charbon, des usines de textiles, des ateliers de riz, etc.
Importation des légumes exotiques
Pour répondre au besoin des colons qui avaient le mal du pays, on a aussi importé de nombreux ingrédients de cuisine tels que : asperges, pommes de terre, chou-fleur, oignons, carottes, tomates, etc . Dans un premier temps, toute la consommation était exclusivement réservée à la communauté française. Cependant, au fur et à mesure du développement économique et de la gestion administrative, une poignée de colons ne suffit plus. Du coup, il faut se faire épauler par les locaux. Les Français ont décidé de former et de recruter des employés vietnamiens. Ce croisement politico-culturel a favorisé l’émergence de la bourgeoisie vietnamienne.
Avec enthousiasme, ces nouveaux Vietnamiens ont découvert la cuisine française sur place et ont rapidement adopté de nouvelles habitudes alimentaires. C’est via ce processus que les Vietnamiens ont connu les légumes d’origine européenne puis ces mêmes légumes sont intégrés dans la cuisine vietnamienne plus tard. Selon certains experts, les légumes importés de l’époque coloniale représentent 30% des ingrédients dans les repas quotidiens au Vietnam. En termes de vocabulaire, les Vietnamiens ajoutent souvent le mot Tây, «occidental ou français», pour désigner les espèces de légumes d’origine européenne. Pour voir plus clairement le mélange terminologique subtil, je vous invite à visualiser la vidéo Youtube sur le français dans la cuisine vietnamienne.
À part des légumes, la colonisation française a aussi modifié la consommation de viande au Vietnam. Avant l’arrivée des Français, le boeuf n’était pas répandu dans la cuisine vietnamienne. Dans un pays profondément agricole, les paysans s’appuient sur les vaches et les buffles d’eau comme outil de travail pour labourer les rizières. Du coup, ils ne mangeaient pas de boeuf, à l’exception des festivals. Les soldats français sont les gros mangeurs de viande bovine. Pour nourrir ces «poilus» gourmands, il a fallu mettre en place des élevages bovins ainsi que des abattoirs. Donc il faut plus d’un siècle pour que le boeuf fasse partie des recettes vietnamiennes. Le meilleur exemple est phở bò, la soupe au boeuf.
Introduction de la brasserie
Pour faire face à la chaleur estivale, les colons francais ont très tôt monté des brasseries adaptées au climat. Hanoi fut élue comme l’épicentre de la bière grâce à ses eaux de grande qualité. L’usine de fabrication, située à Hoang Hoa Tham, reste encore debout de nos jours. C’est sur la base de la brasserie française que les Vietnamiens ont développé la culture de Bia Hoi. Dans la continuité, les jeunes ont graduellement modifié les habitudes. Désormais citadins, ils ajoutent une tendance complémentaire : la culture de Beer Garden
Adoption du café et du pain
Pour consolider la position en Asie du Sud-Est, la France a besoin d’un appareil administratif efficace. C’est pourquoi on a choisi Saïgon et Hanoi comme siège colonial. Si Saïgon était la capitale de la Cochinchine, Hanoï était la capitale de toute la confédération indochinoise. La vie à la parisienne se sent clairement à travers les avenues ombragées, les bâtisses coloniales, l’opéra, le cinéma, le théâtre et les cafés. Les fonctionnaires vietnamiens furent les premiers à être en contact avec la culture du café.
Par la suite, la classe intellectuelle s’est créée vers les années 1930 et le café noir est devenu la boisson de référence pour les citadins instruits. Dans un autre article dédié à la tradition du café, vous allez voir que le Vietnam est le seul pays en Asie à posséder cette influence française si visible. Malgré le temps, les Vietnamiens (surtout les Hanoïens) continuent à utiliser les vieilles techniques d’époque avec un filtre métallique. On peut dire que la culture du café a une place légitime dans la cuisine vietnamienne.

Pareil que le café, le pain fait partie intégrale de la cuisine française. En même temps que les autres ingrédients, les Français ont introduit le pain au Vietnam pour subvenir au besoin alimentaire des fonctionnaires et de l’armée. Le mariage culturel franco-vietnamien a donné naissance au fameux Bánh Mì, qui dérive du « pain de mie ».
Dans cette partie préliminaire de la cuisine vietnamienne, j’essaie de faire une synthèse sur l’influence de la culture française à travers trois dimensions : ingrédients, linguistique, et habitude alimentaire. Vous allez voir dans mes différents articles, même si les Français ont introduit la culture du café, le pain, la pâtisserie, les Vietnamiens ont su les vietnamiser et forger leur propre culture culinaire.
Austérité de la cuisine vietnamienne pendant les guerres (1945 – 1988)
C’est une véritable période noire dans la tradition culinaire du Vietnam. Le pays a traversé plusieurs guerres successives : guerre d’Indochine, guerre américaine, conflit contre les Khmers Rouges, guerre sino-vietnamienne. La guerre entraîne souvent la famine. Par conséquent, c’est difficile pour une culture culinaire quelconque de s’émanciper vers l’art de la table.
Le peuple vietnamien a dû se serrer la ceinture pour nourrir les soldats. Cependant, la guerre n’est pas le seul facteur qui explique l’austérité de la cuisine vietnamienne. Le régime communiste y contribue quelque chose. Suite à la guerre américaine, le Vietnam s’est plongé davantage dans la crise sociale à cause de l’économie subventionnée à la soviétique. Pour la plupart des Vietnamiens de l’époque, on mangeait pour survivre. «Bien manger» était un luxe. Pour régler des problèmes de famine, l’habitude de manger du chien s’est développée à la campagne. Par la suite, elle a pris l’ampleur à Hanoi par intermédiaire des vagues migratoires
Tous les acquis de la cuisine vietnamienne ont subi un fort déclin, car personne n’osait manger à la manière de l’avant-guerre (c’est-à-dire avant 1945). Le seul fait marquant de cette phase est lié à la période de l’après-guerre américaine (1975-1988). Le Vietnam a sombré dans la misère. À cause de l’embargo américain et l’isolement diplomatique vis-à-vis du monde occidental, c’était pratiquement l’autarcie agricole. Le peuple vietnamien a dû persévérer face au régime Bao Cấp, «économie subventionnée» en vietnamien.

Munis des tickets de rationnement, les foyers se ruaient vers les points de distribution d’État pour recevoir une quantité fixe d’aliments. C’était largement insuffisant pour nourrir les bouches. C’est dans une telle situation que les Vietnamiens ont dû développer la créativité pour créer des plats en fonction des moyens modestes. Malgré la simplicité, ces plats sont étonnamment délicieux. Malheureusement, il nous reste peu de traces tangibles de cette période, car la plupart des Vietnamiens souhaitent oublier ce passage historique douloureux. La cuisine vietnamienne de cette période est trop marquée par pauvreté. Le seul endroit où on peut revivre cette cuisine est dans le restaurant Mau Dich.
Renouveau de la cuisine vietnamienne (1994 – ?)
Pourquoi j’ai choisi 1994 comme le début de cette phase? Parce que c’est la fin de l’embargo américain. L’accord signé par l’administration de Bill Clinton a permis au Vietnam ne nouer à nouveau le lien diplomatique et économique avec le monde extérieur. Le Vietnam a successivement intégré de différents blocs commerciaux tels que ASEAN (1995) et OMC (2007). Le pays s’oriente vers la modernité et la cuisine vietnamienne évolue aussi.
Une fois que les conditions de vie s’améliorent, les Vietnamiens commencent à considérer sérieusement les habitudes alimentaires. On reprend le socle existant de la tradition culinaire, y compris l’apport de la colonisation française puis on ajoute de nouvelles touches. C’est vraiment à partir de 1994 que la cuisine vietnamienne prend la forme la plus proche de ce qu’on connaît aujourd’hui.

Dans l’ère de mondialisation, les Vietnamiens adoptent volontiers les tendances d’ailleurs comme Mc Donald, KFC, Burger King. On repère facilement les Starbucks, Domino’s, et aussi les chaînes nippo-coréennes comme Loteria et BBQ. Les chaînes de distribution poussent comme les champignons dans les grandes villes, ce qui modifie le comportement d’achat des citadins. Ainsi, les épiceries traditionnelles côtoient les grands magasins. Cependant, forte de sa tradition millénaire, la cuisine vietnamienne prend toujours la place dominante dans le quotidien des foyers.
Si notre cuisine arrive à résister face à la percée de la restauration rapide, c’est parce que la cuisine vietnamienne est notre identité. Elle reflète nos valeurs sociales et familiales. Le jour où Mc Donald remplace nos repas quotidiens, c’est le jour où les Vietnamiens perdent complètement leur identité culturelle. Il est très peu probable que cela se produise. On dit souvent que les Vietnamiens sont les guerriers dans la défense de leur patrie. Alors, nous sommes aussi les guerriers dans la préservation de notre tradition culinaire.
Pour conclure, je cite la fameuse phrase de Winston Churchill : «Un peuple qui oublie son passé n’a pas d’avenir». La cuisine vietnamienne est aussi riche que son passé mouvementé. Comprendre le passé historique vous permet de comprendre la table vietnamienne du présent et du futur.
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